Les actus de la cité

Nouvelle acquisition pour le Centre de documentation

30.04.2019

D'après les textes de Catherine Giraud et Laurène Pradeau

En mars dernier, la Cité de la Tapisserie a pu acquérir un ensemble complet de la revue littéraire et artistique La Gerbe auprès d’un libraire, plus de 100 ans après la parution du premier numéro. On y découvre au fil des publications de nombreuses gravures signées de grands artistes dont quelques noms importants de la tapisserie.

Publiée à Nantes de 1918 à 1921, l'ancienne revue La Gerbe fut fondée par Albert Gavy-Bélédin (musicien, journaliste et critique d’art). Elle est constituée de trente-deux numéros parus chaque mois de cette période.

Marcel Gromaire adressait ainsi ses félicitations dans une lettre à Albert Gavy-Bélédin, en mars 1920 : « Toutes mes félicitations pour la façon alerte dont vous dirigez votre revue. Faire cela à Nantes, c’est un bel effort auquel je suis heureux de collaborer. Il serait souhaitable que la province se réveillât ainsi un peu partout. »

Un groupe de Nantais

Un petit tour dans les archives et dans les biographies des participants (graveurs ou critiques d’art) à la revue amène à cette conclusion : ils sont tous Nantais (normal pour une revue nantaise mais tout de même remarquable dans cette proportion !).

Albert Gavy-Bélédin, le fondateur : descendant d’une ancienne famille d’organistes nantais depuis le XVIIIe siècle

Maurice Schwob, soutien de la revue : directeur du principal quotidien de Nantes « Le Phare de la Loire »

Claude Cahun : nom d’artiste de  Lucy Schwob, fille de Maurice Schwob

Paul Deltombe, Robert Villars, Jeanne Bélédin-Destranges :  mariés à des Nantais

Odette Chauvet, Marcel Moore, Marc Elder, Jean-Emile Laboureur, Emile Dezaunay, Jehan Humber : nés à Nantes.

Un groupe d’amis, de parents et de collègues

Ce vivier d’artistes et d’intellectuels nantais se révèle être un véritable réseau ! Jeanne Bélédin-Destranges est l’épouse d’Albert Gavy-Bélédin le fondateur, tandis que sa sœur Suzanne Salières est l’épouse du peintre et graveur Jean-Emile Laboureur. Robert Villard est l’époux d’Odette Chauvet. Le mystérieux Marcel Moore n’est autre que Suzanne Malherbe, compagne de Lucy Schwob, dont c’est le nom d’artiste.

Paul Deltombe est ami d’Antoine-Marius Martin, et de Paul Signac, fondateur du Salon des Indépendants, dont Deltombe s’occupe activement et fidèlement. Plusieurs collaborateurs de la revue sont directeurs ou professeurs dans des écoles d’art de Nantes et de Bretagne, ou membres de la « Société de la gravure sur bois originale » fondée en 1911, comme Frans Mazereel, Paul-Emile Colin, Morin-Jean. Gromaire et Laboureur s’apprécient et échangent sur leur travail. La Gerbe semble réunir en un même lieu tous ces proches talents comme dans une riche moisson d’idées et d’œuvres d’art.

La revue

Un sommaire (présentant divers articles mais surtout des poèmes inédits) et une chronique d’art ou revue du mois forment les deux parties principales de La Gerbe. Cependant, au fil des numéros, une troisième partie apparaît, annoncée « Dessins et Bois signés » en couverture. Il s’agit en fait d’illustrations, mais uniquement d’illustrations gravées par leurs inventeurs (dessins, culs de lampe), placées au début ou à la fin des textes, et signées de graveurs amis de la revue. Le numéro 2 s’ouvre d’ailleurs avec un long article du graveur Morin-Jean, « La Gravure Originale sur Bois », confirmant l’importance de ce domaine de l’art dans l’esprit des rédacteurs de La Gerbe.

Les « grands »

Marcel Gromaire (pas encore devenu créateur de tapisseries d’Aubusson), Jean-Emile Laboureur, Paul-Emile Colin, Frans Masereel (1889-1972), Paul Signac…

Les « oubliés »

Odette Chauvet, Jean Deville, Guy Dezaunay, Pierre Gatier, Louise Hervieu, Jehan Humbert, Marcel Moore,  Morin-Jean, Henry Ottman,  Henriette Tirman et Robert Villard.

Les « créateurs en tapisserie »

Paul Deltombe, Antoine-Marius Martin, Gromaire (et même Jean-Émile Laboureur, avec une tapisserie tissée à Aubusson en 1939).

Si les numéros de La Gerbe sont si intéressants pour la bibliothèque de la Cité de la Tapisserie, c’est principalement à cause de ces derniers artistes, et de leur action menée en faveur de la renaissance de la tapisserie au début du XXe siècle (un peu plus tard pour Gromaire). La contribution d’Antoine-Marius Martin à la revue est une source particulièrement riche, pour qui souhaite mieux connaître la situation de la tapisserie à cette époque. En effet, presque en même temps que la première parution de La Gerbe, Antoine-Marius Martin devient directeur de l’Ecole Nationale d’Art Décoratif d’Aubusson. Il découvre alors la longue histoire et le travail des tapissiers, tout en réfléchissant sur la valeur des enseignements et de la formation proposés. Et c’est dans La Gerbe qu’il publie pour la première fois les résultats de ses réflexions et de ses expériences sur l’art de la tapisserie. Paul Deltombe, très actif collaborateur de la revue, est en quelque sorte à l’initiative de cette publication, puisqu’il a suggéré à son ami Martin  « d’y publier quelques notes ». Le premier article de Martin, La Tapisserie, paraît en novembre 1919 (n°14 de la revue). Puis Deltombe lui demande de  rédiger un deuxième manuscrit sur l’enseignement professionnel, paru en avril 1920 sous le titre La Rénovation de la Tapisserie (n° 19 de la revue). Aussitôt, Emmanuel de Thubert, le directeur d’une autre revue très portée sur les arts appliqués, La Douce France, demande l’autorisation de  reproduire l’article de Martin dans sa propre revue.

En plus de ces textes, suite aux nombreuses réclamations de Deltombe, Antoine-Marius Martin propose quelques gravures à paraître dans La Gerbe. Dans le numéro de janvier 1920, on trouve le fameux « petit bois de Tintin » dont les deux amis parlent dans leur correspondance : cet âne broutant paisiblement, avec la signature de Martin en caractères gras  « A.M.M. » entre ses pattes antérieures, a bien existé : c’était celui de la famille Deltombe.

Deltombe, Laboureur et Morin-Jean sont sans conteste ceux qui fournissent le plus d’illustrations ; certains, comme Marcel Moore, n’interviennent qu’une seule fois (en tête d’un article de Claude Cahun). La plupart des gravures, qui parfois se répètent d’un numéro à l’autre, sont de sujets classiques : paysages, animaux, travaux des champs, natures mortes, bouquets, portraits, et scènes croquées sur les côtes bretonnes.

Quelques-unes sont cependant d’une veine différente, beaucoup moins idyllique et ne s’inspirant plus de la nature : ainsi celles de Mazereel, montrant la réalité des villes modernes dans ses bousculades de foules pressées, ses bagarres d’ivrognes au café, ses voleurs nocturnes enjambant les clôtures…

  

Il est intéressant de comparer parfois chez un artiste, à partir d’une même composition, le bois gravé et la peinture. Paul Signac a gravé pour La Gerbe un bois qui est l’adaptation en gravure de l’une de ses toiles, dénommée Le port de la Rochelle. Les mouvements de l’eau rendus par la couleur sur le tableau, sont ici évoqués par des entailles horizontales. L’huile sur toile, qui était antérieure (1915), dérobée au musée des Beaux-Arts de Nancy en 2018 (estimée à 1,5 million d’euros) vient tout juste d'être retrouvée en Ukraine. Une autre œuvre de Paul Signac, une aquarelle de la fin des années 1920, représentant encore une fois les deux tours de la Rochelle, est visible au musée des Beaux-Arts de la Rochelle.

  

En lien direct avec les collections de la Cité de la tapisserie, une petite illustration de Paul Deltombe, Corbeille de fruits, paraît une première fois à la page 101 – la pagination de la revue est continue sur une année, à partir du mois d’octobre de chaque année – du numéro de janvier 1919 : dans une corbeille tressée, des poires, des pommes et une grappe de raisins sont posés, entourés de feuilles. La même année, un tissage de Deltombe est exécuté à l’École nationale d'Art décoratif d’Aubusson (dont son ami Marius Martin est directeur). Il reprend très visiblement la même composition, enrichie. Il s'agit d'une petite tapisserie garniture pour un écran de cheminée, Melons et raisins, exposé dans la Nef des tentures de la Cité de la tapisserie.

  

Le travail sur le rendu des volumes, déjà présent dans la gravure (voir le détail de la poire), est très abouti dans la tapisserie, grâce à une technique étudiée de hachures et de fils plus clairs.

[Voir l'article de Bruno Ythier, conservateur de la Cité de la tapisserie, dans le catalogue Tapisseries 1925]

 

 

Pour aller plus loin

Focus sur…

Antoine-Marius Martin est né à Arles, le 28 août 1869. En 1903, il est nommé directeur de l’Ecole des Beaux-Arts d’Abbeville. De 1907 à 1911, il séjourne plusieurs fois en Basse-Bretagne. De 1917 à 1930, il assure la direction de l’Ecole Nationale d’Art Décoratif d’Aubusson. Dès 1917, en tant que directeur de l’École d’Aubusson, Antoine-Marius Martin souhaite faire évoluer l’art de la tapisserie  : 

- Renouveler les modèles en allant chercher différents peintres de son époque notamment des postimpressionnistes ;

- Retenir dans les tapisseries médiévales des caractéristiques transposables à la modernité : réduire le nombre de couleurs, tisser avec des fils beaucoup plus gros, utiliser une écriture technique affirmée (battages, rayures, liserés, etc.). 

Il remplace les cartons peints (modèles pour les lissiers), par des cartons à l’encre dits "à tons comptés ", qui sont désormais des dessins au trait délimitant les différentes surfaces de couleurs. 
Ainsi, très tôt, il va théoriser et publier les principes de ce qu’il appelle la Rénovation de la tapisserie, 20 ans avant l’artiste Jean Lurçat, considéré depuis les années 1940 comme l’inventeur de cette Rénovation.
À partir de 1919, ses œuvres figurent aux Salons des Indépendants et aux Salons d’Automne. Ses propres activités de peintre  et de graveur font qu’il s’intéresse beaucoup aux questions techniques et à la formation, qu’il cherche à améliorer particulièrement dans le domaine de la tapisserie. L’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925 à Paris, où l’E.N.A.D. d’ Aubusson expose plusieurs de ses derniers tissages, montre un renouveau à la fois par le choix des artistes et par les nouvelles méthodes appliquées.
Antoine-Marius Martin décède le 23 janvier 1955 à Saint-Rémy-de-Provence. Quatre-vingt- trois de ses dessins, peintures à l’huile, gravures entrent alors dans les collections municipales de Nantes (1962).

Emmanuel de Thubert (1878-1947), directeur de La Douce France (1919-1923), reproduit dans sa propre revue l’article de Marius Martin sur la tapisserie, publié un peu avant dans La Gerbe.  Emmanuel de Thubert s’intéresse beaucoup aux arts appliqués, et défend activement le mouvement du renouveau de la taille directe (en sculpture), et l’idée de revalorisation du travail manuel et des arts propres à une technique ; il est en cela proche des graveurs de La Gerbe, et proche des expériences faites à l’époque dans le domaine de la tapisserie. En 1922, La Douce France présente d’ailleurs à nouveau un article important de Martin « De la tapisserie de haute et basse-lisse ».

Paul Deltombe est né le 6 avril 1878 à Catillon-sur-Sambre (à moins de 20 km de Noyelles-sur-Sambre, lieu de naissance de Gromaire !) et mort le 8 août 1971 à Nantes. Il entre en 1896 à l’académie des Beaux-Arts à Lille. Puis il se rend à Paris en 1900, pour continuer ses études aux Beaux-Arts de Paris. Il fréquente également l’académie de la Grande Chaumière, où il rencontre Signac et Matisse. En 1902, il expose au Salon des Indépendants, qu’il contribue à organiser avec Signac. Il participe également dès 1903 au Salon d’Automne, dont il est sociétaire. Pendant la Grande Guerre, il exécute beaucoup de cartons de tapisserie que sa femme, d’origine nantaise, brode ;  il fait ensuite breveter ce « point de Nantes ». En 1931, il est élu vice-président d’honneur de la Société des Indépendants et il devient directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes, il le restera jusqu’en 1943. En 1970, peu avant sa mort, une vaste rétrospective de ses œuvres est organisée au musée de Nantes.
En avril 1920, Deltombe rompt son attachement à La Gerbe. D’après la correspondance de Deltombe avec Bélédin, Deltombe affirme être le seul à avoir fondé cette revue et à avoir recruté des collaborateurs dans les milieux artistiques parisiens et nantais. Dans le numéro de juin, Bélédin réfute cette rumeur qui circule et s’exprime comme étant le seul directeur-fondateur. La réconciliation viendra d’un élogieux article de Bélédin sur Deltombe, paru dans Le Phare, en 1933.

Marcel Gromaire est né à Noyelles-sur-Sambre dans le Nord en 1892 et mort en 1971. Il est arrivé très jeune à Paris. Il se lie au groupe des élèves de Matisse sans subir son influence. Gromaire voyage beaucoup. L’une de ses œuvres les plus significatives est son tableau de La Guerre, exposé au Salon des Indépendants de 1925. Il poursuit des recherches constructives avec ses toiles de petit format. Professeur à l’Ecole des Arts décoratifs de Paris, son influence est considérable sur les jeunes générations. Ses principales expositions personnelles ont eu lieu à Paris. En 1952, il se voit décerner le prix Carnegie. En 1956, c’est le prix Guggenheim. Si la peinture, le dessin et la gravure sont restés  les principales activités de Gromaire, il ne faut pas oublier les grands modèles peints entre 1940 et 1942 à Aubusson, modèles destinés à la tapisserie et conçus au format du carton. Tous les tissages issus de ces modèles créés par Gromaire dans les ateliers d’Aubusson sont remarquables par la puissance de leur composition et par la gamme sobre mais intense de leurs couleurs.

Paul Signac est né à Paris, le 11 novembre 1863 et mort dans la même ville le 15 août 1935. Guillaumin est le premier à repérer les travaux qu’il peignait dans la capitale. Signac expose ses premières œuvres réalisées sur les quais, en 1884. Il participe à la fondation du groupe des Indépendants, qu’il préside à partir de 1908. Il a consacré beaucoup de séries d’aquarelles aux quais de Paris, au port de la Rochelle et aux vues de Saint Raphaël et d’Antibes. Il a toujours été en quête de refléter au mieux dans ces toiles, les effets de la lumière. En plus de sa participation au Salon des Indépendants, il expose aussi au Salon des Vingt à Bruxelles. Il est un fervent admirateur des principes du néo-impressionnisme. Toutefois, il pratique également le divisionnisme. Sa dernière grande exposition a eu lieu au musée des impressionnismes à Giverny et au musée Fabre à Montpellier : Signac, les couleurs de l’eau (13 juillet – 27 octobre 2013).

Jean Alexis Joseph Morin, dit Morin-Jean, est né à Paris le 9 mai 1877 et mort à Nantes en 1940. D’abord archéologue, il se consacre à la peinture et à la gravure à partir de 1911. Ses œuvres sont exposées au Salon d’Automne, des Indépendants et des Tuileries et au musée d’Art moderne. En 1920, il devient membre de la Société de la gravure sur bois originale. En 1926, il rédige le Manuel pratique du graveur sur bois. Il publie aussi  Le dessin des animaux en Grèce d’après les vases peints, livre dont il est également le dessinateur. De plus, il illustre de nombreux ouvrages. On peut notamment citer Salambô de Gustave Flaubert. Cet excellent graveur et critique d’art est dans La Gerbe le principal rédacteur de la chronique des arts, sans compter son rôle d’illustrateur avec les nombreux bois gravés fournis pendant toute la durée de la revue.

Paul-Emile Colin est né à Lunéville le 10 janvier 1882 et mort en 1949, à Bourg-la-Reine. Il est sociétaire de la Société Nationale des Beaux-Arts et du Salon d’Automne. Il est  aussi vice-président de la Société de la gravure sur bois originale. Il a illustré de nombreux ouvrages comme Germinal d’Emile Zola ou encore Les travaux et les jours d’Hésiode. Ensuite, il a publié quelques livres : Dix aspects de la LorraineLes routes de la Grande Guerre, etc.

Jean-Emile Laboureur est né à Nantes le 16 août 1877 et mort à Penestin (Morbihan) le 16 juin 1943. Il arrive à Paris en 1896. Elève de Lepère, il débute avec des bois gravés.  Il entreprend ensuite plusieurs grands voyages (séjours aux Etats-Unis, à Londres, en Allemagne, en Grèce…) Revenu à Paris, il commence à exposer, à partir de 1911. Dans le courant artistique du mouvement de l’art moderne, il  réussit à se créer un style propre à lui-même, une part de frivolité et un souci d’élégance très particulier. Laboureur fut très plébiscité par les écrivains et les maisons d’éditions. Il a notamment illustré Promenade avec Gabrielle de Jean Giraudoux, Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, L’envers du music-hall de Colette ; ainsi que des gravures pour les rééditions de luxe du Diable amoureux de Cazotte. Laboureur a fondé le groupe des Peintres-graveurs indépendants. Une de ses dernières expositions, « Jean Emile Laboureur : images de la grande guerre », a eu lieu au château des ducs de Bretagne à Nantes, sa ville natale, de janvier à avril 2015.

Frans Mazereel est né en 1889 en Belgique et mort le 3 janvier 1972 à Avignon. Il a dans sa longue carrière été peintre, affichiste, mais c’est comme graveur et comme illustrateur qu’il est le plus connu. Pacifiste pendant la Première Guerre mondiale, ses œuvres dénoncent les horreurs de la guerre. Plus tard, il fera passer dans ses gravures ses idées sur les conséquences du monde moderne et de l’urbanisation, quand elles sont néfastes pour l’individu. Frans Mazereel est considéré comme le précurseur du roman graphique avec son travail le plus connu, Mon livre d’heures. Mazereel a également publié une longue série de dessins et de bois gravés dans de nombreux ouvrages.